De la fratrie à l’adelphie : multiplier nos mots pour élargir nos regards

18/11/2025

Dans ce nouvel épisode, j'interroge avec une consœur ce que les mots "fratrie" et "fraternité" véhiculent auprès des enfants et des familles : leur prétendue universalité, leur histoire, leurs biais implicites et les réalités qu'ils oublient. Elles explorent la piste de termes plus inclusifs, adelphie et adelphité.

Mots clés : adelphe, adelphie, adelphité, enfance, fraternité, fratrie, langage, solidarité, sororie


Delphine Valenza est infirmière puéricultrice libérale


Estelle Ledon (E. L.) Le terme "fratrie" fait partie du vocabulaire quotidien de la puéricultrice, que ce soit pour évoquer les frères et sœurs d'un enfant hospitalisé ou suivi en protection maternelle et infantile, l'accueil simultané de plusieurs enfants d'une même famille en crèche, ou encore en protection de l'enfance. Pourtant, ce mot me laisse toujours perplexe : il réduit à une seule image – celle d'un groupe de frères – des réalités familiales bien plus diverses : dans nos pratiques, nous rencontrons des fratries mixtes, des sorories jamais nommées comme telles, des familles recomposées, des enfants qui se vivent comme adelphes sans lien de sang, autant de configurations qui ne trouvent pas vraiment leur place dans ce mot unique.

Delphine Valenza (D. V.) Le mot "fratrie" désigne pour moi une dynamique familiale, un vivre-ensemble, plutôt qu'un état figé. Or, il n'est pas (ou ne devrait pas être !) question de genre dans ces dynamiques. Chaque famille a sa ou ses dynamiques et ce, sans lien avec sa composition, c'est un peu comme une équipe. Aujourd'hui, nombreux sont les parents à souhaiter élever leurs enfants loin des stéréotypes de genre, de façon indépendante, libre et respectueuse, pour que les générations futures envisagent les notions sociales et militantes à travers un prisme non genré. Pourtant, dans le langage courant et professionnel, on continue de nommer "fratrie" des enfants d'une même cellule familiale, comme si le masculin était une évidence, et même quand celle-ci n'est composée que de filles.

E. L. C'est la fameuse règle grammaticale que nous avons toutes et tous apprise, "le masculin l'emporte sur le féminin". Elle conditionne dès le plus jeune âge notre vision du masculin comme universel, inclusif et neutre, par défaut. Mais, à bien y penser, nous sentons-nous toutes et tous concernés par ces accords ou ces terminologies ? Que gagnerait-on à réfléchir à des mots plus inclusifs, plus globaux, pour compléter notre vocabulaire ? Que peut-on en apprendre ?

D. V. Pour commencer à répondre à ces questions, j'aimerais évoquer le mot "sororie" par exemple, qui désigne des sœurs et n'est utilisé que de façon marginale. Bien qu'il n'inclue pas non plus toutes les identités, je trouve qu'il a un côté magique et puissant… mais il reste encore trop méconnu, chargé de connotations négatives liées à la sorcellerie ou à l'exclusion des hommes. En revanche, on rencontre maintenant assez couramment le terme "sororité" pour désigner la solidarité entre femmes.

E. L. Ce qui est intéressant, c'est qu'après être tombé en désuétude alors qu'il désignait des communautés de sœurs religieuses, ce terme est revenu dans les milieux féministes anglo-saxons (sisterhood) avant de se propager en France. Pourtant, en anglais, bien que le terme neutre siblings – qu'on pourrait traduire par "frères et/ou sœurs" et qui existe également au singulier – soit utilisé de façon banale depuis longtemps, il n'existe pas, hors milieux militants, universitaires ou littéraires, de terme inclusif non genré exprimant une valeur symbolique de solidarité et d'appartenance.

D. V. En français non plus d'ailleurs, et c'est regrettable. C'est comme si on ne parvenait pas à combiner les notions de diversité de liens et de diversité de genre.

E. L. Il existe un terme que j'apprécie vraiment, mais qui reste limité aux communautés féministes ou queer : adelphie. Et ses déclinaisons : adelphe, pour désigner un enfant issu d'un ou des mêmes parents que soi, ou un sujet sans mention de genre ; et adelphité, qui se distingue de solidarité par son évocation du lien et du sentiment d'appartenance (à une famille ou par extension à un groupe de pairs) – alors que la solidarité parle de l'action et du soutien collectif comme un comportement, sans nécessairement de lien relationnel. En quelque sorte, l'adelphité est le sentiment d'appartenir à un même "nous" et peut exister sans qu'il y ait de solidarité active à un moment donné – une solidarité durable a néanmoins besoin d'une forme d'adelphité en arrière-plan. Ce sont des mots assez nouveaux et il me semblerait particulièrement intéressant de les faire sortir de leur cocon communautaire, voyager dans les familles, auprès de nos collègues également.

D. V. Il y a bien sûr une dimension sociétale sur leur utilisation. Cependant, elle se base sur un positionnement personnel, qui influe le positionnement professionnel et dans la société. Je ne pense pas en ce sens que tout le monde s'en saisisse, ou même trouve un quelconque intérêt à réfléchir à l'enrichissement de la langue, ou encore à son inclusivité. Pour autant, le fait d'en parler, d'éveiller, d'ouvrir les plus jeunes à toutes ces questions d'égalité, de diversité et de genre, c'est un premier pas. Je préfère le terme d'éveil à celui d'éducation d'ailleurs, car cela amène un cheminement intrinsèque et personnel, plus libre. La majorité des changements provient des générations à venir, ce ne sont pas les seuls adultes qui pourront modifier le vocabulaire. Si les petits-enfants parlent à leurs grands-parents avec du nouveau vocabulaire, cela l'introduit en douceur. Et c'est probablement plus efficace que le militantisme extrême, comme représenté dans l'imaginaire populaire. J'y crois à ce changement, à l'éveil des esprits des générations futures dans la direction de l'humanité, et non du rejet. La résistance vient de la peur : à nous de lever ces peurs en avançant doucement. C'est aussi notre rôle en tant qu'infirmière puéricultrice, de montrer l'exemple, d'avancer en y croyant. Soft Power!

E. L. Ce n'est pas la première fois qu'un mot émergeant bouscule nos habitudes. On n'utilise pas un nouveau terme pour la mode, mais pour que la réalité qu'il désigne devienne plus juste et plus accueillante. Adelphité pourrait être une manière de dire : « Ici, tout le monde a sa place, quelle que soit son identité. » Comme on se le disait pour fratrie, l'universel masculin de la langue française est un choix historique qu'on peut légitimement discuter aujourd'hui. Fraternité a été érigée en valeur institutionnelle au point de devenir l'un des piliers de la devise républicaine, prétendant inclure tout le monde… mais excluant la moitié de la population – et davantage si l'on réfléchit hors binarité. Rappelons qu'elle est issue d'un temps où la citoyenneté était pensée par et pour les hommes, où elle faisait écho au soutien inconditionnel entre les frères d'armes autant que de sang. Des hommes libres et égaux… mais pas les femmes, et encore moins toutes les autres identités de genre. Olympe de Gouges a même écrit en 1791 la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne [1] avant que "Liberté, Égalité, Fraternité" ne devienne la devise officielle de la République française au XIXe siècle, dans un contexte encore largement patriarcal où les femmes n'avaient aucun droit citoyen. Réjane Sénac, une politiste, disait : « La République s'est construite sur un contrat entre frères, qui a assigné les femmes et les "non-frères" à l'exception. » [2] Ce ne sont donc pas juste de nouveaux termes : c'est une remise en question de l'universalisation du masculin, qui peut expliquer à la fois la résistance et la fécondité de ces néologismes. Mais si notre langage contemporain valorise un mot qui exclut historiquement, implicitement et même involontairement certaines personnes, on masque les rapports de pouvoir et renforce les inégalités que l'on prétend combattre ! Comme souvent, c'est une affaire politique…

D. V. Bien sûr ! En 2018 déjà, le Haut Conseil à l'égalité remarquait que « le terme fraternité exclut les femmes de la communauté politique. Il convient d'ouvrir une réflexion sur une alternative inclusive, telle que adelphité » [3]. En clinique, cela ouvre également des perspectives, surtout dans nos métiers où le langage est un outil relationnel. En tant que parent, en tant que professionnelle, notre champ est de ne plus enfermer personne dans aucune case. Or, fratrie et fraternité enferment dans ce masculin prétendument neutre qui inculque implicitement aux enfants que les filles valent moins que les garçons, invisibles dans la sémantique désignant leur famille – même quand elles n'ont pas de frère. Utiliser "adelphie" dans nos échanges professionnels, c'est déjà faire un pas vers plus d'inclusion, ce qui est particulièrement précieux dans une société où les enfants grandissent dans des configurations familiales et identitaires diverses. Notre rôle en tant que puéricultrice, professionnelle, mais aussi parent, est de semer de petites graines autour de nous. Il est important de leur laisser le temps de germer, chacune à son rythme, selon son propre cheminement. Le moment le plus merveilleux sera celui de l'observation de nos adultes de demain, qui rendront notre monde un peu plus humain, égalitaire, respectueux.

E. L. Expliquer aux enfants que les mots ont une histoire, parfois injuste ou excluante, c'est leur donner les outils pour interroger le monde et y agir. On apprend ainsi que le vocabulaire n'est pas figé et qu'on peut le transformer ou l'enrichir pour qu'il corresponde mieux à nos valeurs. Comme tu le disais si bien, le changement viendra des nouvelles générations, pour peu qu'on sème quelques graines. Intégrer sororité/sororie et adelphité/adelphie dans l'éducation ne revient pas à effacer fraternité/fratrie, mais à compléter et enrichir notre langage pour qu'il reflète la diversité réelle des liens humains. On passerait d'un idéal hérité d'un XIXe siècle masculin à un idéal pluriel et inclusif du XXIe siècle.

Comme pour "maman" dans le premier épisode, ce ne sont pas tant les mots "fratrie" et "fraternité" en eux-mêmes que leur usage par défaut qui mérite réflexion. Nos mots façonnent notre manière de voir les autres – autant les choisir avec soin, afin qu'ils traduisent toute la richesse de la diversité relationnelle.

Références


[1] De Gouges O. Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Paris ; 1791. Reproduit dans : Olympe de Gouges. Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne et autres écrits Paris: GF Flammarion (2014). 43-58


[2] Sénac R. Les non-frères au pays de l'égalité Paris: Les Presses de Sciences Po (2017).


[3] Bousquet D, Sénac R, Gayraud A, Guiraud C. Pour une Constitution garante de l'égalité femmes-hommes. Avis relatif à la révision constitutionnelle.


Citer : 
Ledon E., Valenza D. De la fratrie à l'adelphie : multiplier nos mots pour élargir nos regards. Cahiers de la puéricultrice 2025 ; 390 : 35-37

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