Faut-il en finir avec le mot "Maman" ?
Pouvons-nous vraiment soutenir les familles si nos mots enferment les mères ?
Dans ce premier épisode, je croise mon regard de clinicienne avec celui d'un universitaire pour questionner ce que traduit l'usage par défaut du terme "maman" dans les discours professionnels et publics autour de l'enfance : attentes implicites envers les femmes, invisibilisation des co-parents, confusion entre amour et compétence parentale, naturalisation des rôles…
Ce simple mot résume une vision du monde. Si dire "maman" n'est pas un problème en soi, choisir un autre mot peut devenir un geste réfléchi, ouvrant les possibles et rendant visible ce qui était tenu pour acquis.
Mots clés : enfance, langage, norme sociale, pratique professionnelle, sémantique
Thomas Delawarde-Saïas est professeur de psychologie communautaire à l'université du Québec à Montréal
Thomas Delawarde-Saïas (T. D.-S.).Utiliser le terme "maman" pour désigner une femme qui est mère, dans un milieu professionnel (crèche, école, maternité, hôpital, etc.), m'a toujours dérangé. « Vous êtes la maman de X ? », « Allez, Maman, on va donner le premier bain », etc. Il me paraît étrange de référer à une personne en l'interpellant avec le nom que ses enfants peuvent lui donner. Il y a un côté presque intrusif dans le fait de se permettre ça.
Estelle Ledon (E. L.) Tout à fait ! Préjuger de la façon dont ce parent souhaite être nommé, ce n'est pas anodin. Les grands-parents choisissent souvent un surnom, mais pas les parents. À la crèche, à l'école, quand on prépare la Fête des mères, malgré les précautions prises pour tenter (maladroitement) d'inclure toutes les compositions familiales, le langage est majoritairement celui de la "fête des mamans". Dans la publicité aussi, c'est un terme très usité, alors qu'on fête les "grands-mères". La société normalise le rôle d'une "maman" rien qu'avec ce terme implicitement imposé aux familles à la naissance ou à l'accueil de l'enfant, attendant des femmes qu'elles se sacrifient à cette norme.
T. D.-S. Tu pointes qu'utiliser le terme "maman" n'est vraiment pas neutre. Comment expliquer alors que tant de personnes l'emploient dans leurs pratiques professionnelles quotidiennes ?
E. L. Je crois que cela a un lien avec le contenu symbolique du mot et ce qu'on attend d'une mère : amour inconditionnel, disponibilité totale, responsabilité par défaut, mais aussi maternage, proximité physique, etc. C'est compréhensible, mais cela ouvre une porte contraignante : on ne peut être qu'une "maman" quand on se fait appeler "maman".
T. D.-S. C'est vrai que quand on est dans la clinique, on doit quand même se référer à certaines normes. Qu'est-ce qu'un parent ? Qu'est-ce qu'une mère ? C'est un lien biologique, c'est certain, mais au-delà, de quoi est fait le rôle parental des mères ? Il a beaucoup changé au fil du temps et cela a aussi été exploré à travers les études sur les rôles de genre (et les études féministes). Il me semble qu'aujourd'hui, on fait preuve de beaucoup de prudence pour ne pas perpétuer des stéréotypes de genre. Le problème, c'est qu'en utilisant un terme ("maman") très connoté comme tu le disais, on prend le risque de valider des choses qui ont été à tort naturalisées par les psychologues : les femmes sont biologiquement faites pour être "mamans", et disposent d'un instinct maternel. Donc, on peut capitaliser sur leur dévouement pour qu'elles soient pour leurs enfants tout à la fois contenantes, vigilantes, éducatrices, etc. Alors, bien qu'il puisse paraître un peu anodin d'appeler une femme "maman" plutôt que de dire « vous êtes la mère de… », ça peut contribuer à perpétuer des stéréotypes et à cristalliser nos attentes auprès des femmes. C'est un peu politique cette affaire-là, en fait !
E. L. Et clinique aussi ! Quand une mère ne se sent pas "maman", mais qu'on s'adresse à elle ainsi, on ne lui offre pas d'espace de parole sécurisant pour dérouler ses émotions ou son état psychique, ses besoins en tant que parent, et bien plus largement comme adulte, comme femme, indépendamment du côté restrictif du mot "maman". Je pense ici aux situations de dépression périnatale, dont on parle tant et qui peuvent en constituer un exemple très illustratif, mais aussi aux parents d'enfants nés prématurément. C'est un phénomène que ces parents rapportent souvent : alors que la mère n'a pas encore pleinement conscience d'avoir donné naissance, n'a pas encore pu voir son nouveau-né dans l'environnement du service de réanimation ou néonatologie, et ne se sent pas encore "maman", on s'adresse à elle ou on lui demande de se présenter à l'interphone comme "la "maman" de…", et cela peut être perçu comme difficile, voire violent, en dehors de la temporalité de la personne. Et puis, une fois que le terme est posé, il est encore plus compliqué de verbaliser à l'équipe des émotions ou questionnements. Finalement, utiliser le "maman" comme neutre, même si on comprend l'intention légère et bienveillante, n'est alors pas une si bonne idée. Il y a une forme de limitation clinique qu'on s'impose à nous-mêmes.
T. D.-S. En tant que père, j'ai souvent eu l'impression qu'il était difficile de faire valoir une place de coparent à côté d'une "maman". C'est imposant ce rôle de "maman". Bien sûr, on parle des pères et des "papas", mais je suis toujours un peu préoccupé par ce côté très naturalisé des fonctions parentales : les "mamans" sont faites pour assurer les principales tâches parentales (surtout chez les bébés), les pères/"papas" pour les assister ou se charger de rôles parentaux secondaires. Et puis, même si je vois midi à ma porte, j'imagine que cela doit exclure beaucoup d'autres réalités familiales : les familles recomposées, mono-, homo- ou transparentales, celles de la communauté queer, etc. qui élèvent leurs enfants seuls. Est-ce qu'on peut se donner une chance avec nos mots de laisser une place à chaque réalité familiale ? Tout peut sans doute bien aller dans une famille, même si on n'y trouve pas une "maman". Sinon, on invisibilise la parentalité comme compétence à construire (celle-ci n'est pas si naturelle que ça !), comme partage, comme construction à deux (ou plus).
E. L. Oui, mon point de vigilance sur le potentiel relationnel dans les situations évoquées précédemment s'applique aussi face à des familles où il n'y a pas de mère, ou même qui sont constituées d'une ou deux mère(s) mais pas de "maman", parce qu'elle n'est pas ainsi nommée. Dans les couples lesbiens par exemple, on peut trouver des petits noms dérivés de "maman", des surnoms en lien avec le prénom, ou une association des deux. Dans les familles recomposées, la "belle-mère" peut avoir un rôle prépondérant auprès de l'enfant et être affectueusement surnommée. Sans oublier les familles comprenant une personne trans ou non binaire qui peut souhaiter être appelée autrement que "maman" ou "papa".
T. D.-S. En revanche, ça me paraît être un problème moins prégnant de parler d'une "maman" pour désigner une mère entre collègues ? Qu'en penses-tu ?
E. L. Si on la connaît, en effet. La "maman de tel enfant" accueilli ou hospitalisé, pour la désigner elle, en particulier, cela fait sens. Là où je me questionne davantage, c'est lorsqu'on dit qu'on va "demander à la maman" par exemple. Pour quelle raison la maman et pas l'autre parent ou les parents ? On en revient aux compétences attribuées prioritairement aux mères, en grande partie par cette habitude de langage. Et puis, il y a une dimension affective (ou projective ?) aussi : quand on annonce à la collègue qu'on va voir « la maman de la semaine dernière », « la mère de », ou « Mme X » à domicile, on ne renvoie pas le même investissement de la relation.
On a parlé des mères, des collègues mais, selon toi, à quel âge de l'enfant cesse-t-on de dire "maman" pour lui évoquer sa mère ?
T. D.-S. On marche sur des braises ! C'est une question un peu "piège" sans savoir la qualité de la relation entretenue entre cet enfant et sa mère (on pourrait discuter de ce sujet en protection de l'enfance, par exemple) ou sans savoir si elle ou il l'a déjà appelée "maman". Dès que l'enfant entre en socialisation de groupe, il va être confronté aux images maternelles de ses pairs. Dès lors, la prudence s'impose, si on ne sait pas exactement de quelle relation on parle.
Dans tous les cas, la discussion que nous menons ici n'a pas pour objectif de définir une "bonne façon" de nommer les parents et quoi faire auprès d'elles et eux ; on invite à se poser des questions en lien avec les pratiques professionnelles : pourquoi l'utilisation du mot "maman" est-elle encore si fréquente ? Quelles sont les raisons qui empêchent de s'adresser à une mère autrement ? Si on utilise "maman", est-ce qu'on passe à côté de quelque chose ? Est-ce qu'on empêche un parent de dire quelque chose à propos d'elle comme femme ou mère ?
E. L. Changer les mots, ce n'est pas secondaire. C'est souvent comme ça que les normes bougent. Elle est intéressante cette discussion sur le mot "maman", parce qu'on l'utilise toutes et tous quotidiennement, mais quand on prend le temps de s'y pencher, on voit tout ce qu'il y a derrière. Cela peut constituer une source inspirante de discussions entre collègues. Réfléchir sur la manière dont on parle, c'est tout sauf anodin. C'est semer du trouble, mais du trouble fécond.
Citer :
Ledon E., Delawarde-Saias T. Faut-il en finir avec le mot "Maman" ? Cahiers de la puéricultrice 2025 ; 389 : 44-46